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HistoireAfrique

Des continuités troublantes : du nazisme au racisme

La rédaction francophone
24 mars 2024

Des anthropologues allemands respectés ont fait carrière en classant les humains par "races" supposées. Leurs travaux serviront de fondement intellectuel aux crimes atroces perpétrés par l'Allemagne nazie

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Une mère blonde avec un enfant dans les bras sur le perron d'une villa devant laquelle jouent deux petits enfants blancs dont l'un tend le bras vers une domestique noire (archive de 1941)
Cette image est caractéristique de l'esthétique raciste postcoloniale nazieImage : akg-images/picture alliance

Cet article s'inscrit dans la série "Dans l'ombre de la colonisation allemande" proposée par DW Afrique.

En dix épisodes, un podcast vous accompagne tout au long de l'histoire sombre des colonies allemandes en Afrique, de la fin du XIXè siècle à 1918.

Le colonialisme a vu les nations européennes prendre le contrôle sur de vastes territoires et leurs habitants. Avec une problématique : comment légitimer, moralement et scientifiquement, le monde violent, inégalitaire, exploiteur et raciste qu'elles ont créé ?

Des anthropologues allemands respectés ont fait carrière en classant les humains par "races" supposées. Leurs travaux plaçaient opportunément les Européens au sommet de la hiérarchie. Ils serviront de fondement intellectuel aux crimes atroces perpétrés par l'Allemagne nazie. 

Dans l‘ombre de la colonisation allemande - Podcast. Ep.09

Politique de la terre brûlée

Au début des années 1900, les troupes coloniales allemandes brisent la résistance des combattants en Tanzanie, au Cameroun, au Togo et en Namibie. Leur violence sème la terreur.

De 1905 à 1907, en Tanzanie, la politique de la terre brûlée menée par les colons pour réprimer la rébellion Maji-Maji fait plus de 300.000 victimes. Le premier génocide du XXe siècle en Namibie tue jusqu'à 80 % des Héréros et des Namas. Les survivants sont fermement contrôlés par les colons allemands.

Le racisme comme légitimation sociale

Avec le colonialisme, des médecins sont arrivés dans les territoires envahis, en quête de traitements pour des maladies telles que le paludisme ou la maladie du sommeil. Mais il a également mis les colonialistes et les intellectuels en contact permanent avec des non-Européens, et le racisme occasionnel né de l'assujettissement a pris un tournant sinistre, scientifique et systématique. Comment une nation dite "civilisée" a-t-elle pu justifier une telle destruction ?

Selon la professeure Manuela Bauche, de la Freie Universität de Berlin, le racisme et l'idée qu'il existe des différences fondamentales entre les personnes d'apparence différente n'étaient pas rares :

"L'idée de race faisait l'objet d'un consensus total, constate la chercheuse. Même des anthropologues dont on se souvient aujourd'hui comme étant antiracistes ne remettaient pas en cause l'existence de races chez les êtres humains. La théorie raciale devait permettre d'expliquer l'humanité, non seulement l'humanité telle qu'elle est biologiquement, mais aussi les structures sociales.

À l'époque coloniale, il y avait des inégalités massives. Du point de vue des anthropologues dans le contexte colonial, les constructions raciales ont permis d'expliquer cette inégalité et pourquoi une race dominait. Ils ont également contribué à légitimer cette domination."

Des jeunes filles allemandes avec leur professeure qui touche le bras d'une mère qui porte un bébé au dos, dans un "village indigène", en 1941 (archive)
Des jeunes filles allemandes avec leur professeure, dans un "village indigène", en 1941 Image : akg-images/picture alliance

Eugen Fischer 

Mais un problème persistait : fournir des preuves scientifiques à ces théories. Après tout, comment peut-on affirmer que les races sont fondamentalement différentes, alors que les gens se mélangent depuis la nuit des temps ?

C'est ainsi qu'en 1908, l'anthropologue Eugen Fischer est arrivé dans le Sud-Ouest africain allemand pour étudier une communauté, qu'on appelait les "Rehoboth Basters".

Cette population, installée dans le centre de la Namibie, existe encore aujourd'hui. Il s'agit d'une population mixte d'Européens et de populations africaines issues du Cap. Ils sont chrétiens, parlent l'Afrikaans, une langue issue du néerlandais, et pratiquent un mode de vie largement européen.

Mais l'objectif de Fischer était de trouver des marqueurs génétiques pour prouver l'hérédité des "caractéristiques raciales", et donc d'établir la notion de "race" en biologie.

En effet, si l'on pouvait prouver scientifiquement qu'il existe une différence entre les races, on pouvait alors justifier sur le plan intellectuel l'existence d'une hiérarchie "naturelle" des sociétés humaines, et donc justifier la domination coloniale en Afrique.

La ségrégation raciale au sein de la société

En étudiant les enfants Basters, en mesurant leur crâne, en notant la couleur de leurs cheveux et de leurs yeux et d'autres aspects, Fischer a conclu qu'il existait des différences raciales entre les êtres humains.

Selon lui, les personnes d'origine "mixte" étaient supérieures à la population indigène, mais pas aux colonialistes. Il préconise donc la "ségrégation raciale" au sein de la société.

En conséquence, les unions entre Blancs et Noirs sont interdites dans toutes les colonies allemandes. Fischer quitte la Namibie en 1913 pour ne plus jamais y revenir.

Ce processus intellectuel de légitimation de la domination raciale, essentiellement basée sur la couleur des yeux et de la peau, semble absurde aujourd'hui.

Les théories de Fischer et de ses pairs sur la race sont alors considérées comme une véritable science et suscitent un tel intérêt que la demande de crânes et d'ossements de personnes tuées en Tanzanie et en Namibie grimpe en flèche.

La pratique était si courante qu'il existait des cartes postales montrant des officiers allemands en train d'emballer des crânes dans des boîtes, comme s'il s'agissait du "quotidien typique dans les colonies".

Des soldats de l'armée impériale allemande dans une colonie est-africaine. Un soldat tient un prisonnier noir par la nuque (archive de 1894)
Les théories sur la hiérarchie entre les "races" vient légitimer la violence colonialeImage : Heinz-Dieter Falkenstein/Zoonar/IMAGO

Expérimentations et tortures

Les instances médicales de l'Empire allemand ont continué de pratiquer des expérimentations médicales et des stérilisations forcées sur les populations des colonies. Le système colonial répressif permettait en effet aux anthropologues d'accéder facilement aux corps africains pour les mesurer, les compter et les analyser.

"De nombreuses sciences tirent profit des contextes politiques de leur époque, explique Manuela Bauche, de la FU Berlin. Cela a également été le cas du racisme scientifique, parce qu'il s'inscrivait dans un contexte de violence, d'oppression et d'inégalité particulièrement dramatique. L'anthropologie est une science qui vise à comprendre l'humanité d'un point de vue physique, culturel et autre, et il s'agit toujours d'accéder à l'être humain. Et dans un contexte où les gens sont privés de leurs droits et assassinés, la science pourrait en tirer profit de manière radicale."

Les théories et les recommandations d'Eugen Fischer sur la soi-disant "pureté raciale" ont été mises en pratique en Afrique. On les présente comme des mesures de santé publique.

Continuité historique : le nazisme

Après la Première Guerre mondiale, l'Allemagne vaincue perd ses colonies. Mais les travaux d'Eugen Fischer inspirent l'idéologie d'un courant politique allemand totalitaire et violent, tristement célèbre.

"Eugen Fischer a développé des théories sur la race à l'époque coloniale et a pu les approfondir au fil des décennies et en particulier sous le national-socialisme", déclare Manuela Bauche.

Manuela Bauche a raison. Adolf Hitler aurait lu l'ouvrage d'Eugen Fischer, Les principes de l'hérédité humaine et de l'hygiène raciale, en prison. Les idées sur la pureté et la hiérarchie raciales ont fortement influencé son propre livre, Mein Kampf :

 "[Eugen Fischer] étudie principalement ce que lui et ses collègues appellent le métissage racial, pour l'expliquer d'un point de vue anthropologique... Il se demande comment on hérite de ‘caractéristiques raciales'... et comment traiter les personnes qui ne peuvent pas être classifiées clairement comme étant noires ou blanches. Ces questions sont pertinentes dans un système de violence comme dans l'autre, car tous deux reposent en fin de compte sur l'idée qu'une race est apte à gouverner une société."

Les travaux de Fischer ont ensuite influencé les lois racistes et antisémites de Nuremberg de 1935, qui ont ouvert la voie à la persécution des Juifs et d'autres groupes de la société allemande par les nazis.

Manifestation antiraciste à Cologne en 2024
Début 2024, de grandes manifestations ont été organisées contre le racisme et l'extrême-droite en AllemagneImage : Buriakov/IMAGO

Stérilisation forcée

Les trajectoires intellectuelles racistes, l'utilisation par l'Allemagne impériale de camps de concentration dans les colonies, la brutalité et d'autres aspects ont conduit un certain nombre d'universitaires à affirmer que les abus coloniaux allemands en Afrique ont influencé la politique nazie avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.

Manuela Bauche explique qu'en comparant les deux régimes, on risque de créer une hiérarchie. Mais les parallèles sont évidents : "Dans les deux cas, il s'agissait de systèmes basés sur la violence, une violence qui n'avait rien d'hasardeuse. Elle était systématique. Un groupe persécutait systématiquement l'autre."

Nombre des principaux partisans de la pureté raciale de l'Allemagne nazie ont été actifs dans les colonies, notamment Eugen Fischer. Entre 1937 et 1938, Fischer et ses collègues se sont attaqués aux enfants métis de femmes allemandes et de soldats africains français, connus sous le nom de "Rheinlander". Ces enfants ont été soumis à une stérilisation forcée.

La folie de la "pureté raciale"

Ernst Rodenwaldt a également commencé comme médecin colonial au Togo et au Cameroun, où il a mis en œuvre des politiques de pureté raciale. Il est considéré comme un partisan fanatique de la ségrégation raciale et de la défense du sang allemand pur contre les mélanges avec les peuples dits inférieurs, qui s'étendent désormais aux Juifs, aux Noirs, aux Roms et aux Européens de l'Est.

Même après la Seconde Guerre mondiale, Fischer et Rodenwaldt, malgré leurs liens avec le régime nazi, leur influence sur la théorie raciale et leur participation à des expériences sur des êtres humains, sont restés des universitaires respectés, et aucun d'entre eux n'a eu à répondre des conséquences de leurs écrits, qui ont contribué à la mort de millions de personnes.

Eugen Fischer a bel et bien fait son retour en Namibie, sous la forme des lois sud-africaines d'apartheid.

L'apartheid comme héritier des théories raciales

L'Afrique du Sud a gouverné la Namibie en vertu d'un mandat à partir de 1921. Elle a dûment mis en œuvre la législation raciste de l'apartheid à partir des années 1940. Les efforts pionniers de Fischer pour interdire le métissage ont été repris dans les lois de l'apartheid interdisant les unions entre races, telles que la loi sur l'immoralité (Immorality Act) et la loi sur les mariages mixtes (Mixed Marriages Act). Ces lois sont restées en vigueur jusqu'en 1990, à l'indépendance de la Namibie.

La théorie raciale visait avant tout à légitimer le pouvoir et la violence des Européens et de leurs descendants sur les peuples colonisés. Elle n'avait rien à voir avec la santé publique. Les autorités coloniales allemandes n'ont été ni les premières, ni les seules, ni les dernières puissances coloniales européennes à recourir à ce type de théorie raciale. L'ombre de ces politiques inhumaines plane encore aujourd'hui sur l'Afrique et l'Europe.