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Au Sénégal, inquiétudes pour la "démocratie débranchée"

Sandrine Blanchard | Avec agences
6 février 2024

L'opposition conteste le report des élections au 15 décembre et des mouvements de protestation émergent.

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Sénégal | Quelques manifestants le point levé, le 5 février 2024, dans une rue de Dakar
Les protestations pourraient prendre de l'ampleur à l'appel de partis et de syndicats notammentImage : Zohra Bensemra/REUTERS

Au Sénégal, le Parlement a donc entériné le report de la présidentielle. Les députés encore présents dans la salle, lundi soir, après évacuation de certains membres de l'opposition par les gendarmes, ont décidé à une large majorité de fixer le vote au 15 décembre 2024. Mais dans une confusion telle que les élus et partisans de l'opposition dénoncent un "coup d'Etat constitutionnel".

Calme trompeur à Dakar ?

Ce mardi, les rues de Dakar étaient relativement calmes. Des écoles étaient fermées, les transports publics ne fonctionnaient plus dans la capitale, ceux qui le  pouvaient sont restés chez eux. C'est une attente emplie de tensions que nous décrit Ismaïla Diack, juriste et chargé de projet pour la fondation allemande Friedrich Ebert (FES) à Dakar : 

"Les gens sont inquiets car notre démocratie est en train d'être bafouée, estime Ismaïla Diack. Les candidats recalés de l'opposition doivent se réunir. Les syndicats commencent aussi à prendre position. Ce qui est sûr c'est que le mouvement va s'organiser dans les jours à venir. Ca semble aujourd'hui le seul moyen pour se faire entendre."

L'opposition a annoncé des recours devant la Cour constitutionnelle dès demain, 7 février. 

De son côté, la société civile invite les Sénégalais à porter un brassard rouge en signe de contestation et à faire usage de klaxons, de sifflets et de casseroles dès ce soir et demain entre 20h et 20h30, étant donné qu’il n’est pas possible de manifester.

Interview avec Amadou Fall (prof. em. Université Ziguinchor)

L'appel d'universitaires

Lundi [05.02.24], des affrontements ont été signalés dans des banlieues de Dakar et dans d'autres villes du pays, comme Ziguinchor, dans des quartiers proches de l'université de Casamance.

Une centaine d'universitaires et d'intellectuels accusent Macky Sall, dans une lettre ouverte, de corrompre la "tradition démocratique en interrompant (…) brutalement le processus électoral en cours".

Ils lui reprochent de ne pas avoir attendu les conclusions de la commission d'enquête parlementaire avant d'avoir pris sa décision et d'avoir fondé son report de l'élection sur des arguments fallacieux : des accusations non établies de corruption et la double-nationalité de l'une des candidates qui aurait toutefois pu être exclue de la présidentielle sans remettre en cause l'intégralité du processus électoral en cours.

Une crise constitutionnelle

Adji Mbergane Kanouté, députée de la majorité présidentielle, voit les choses autrement.

Pour elle, il s'agit d'une véritable "crise institutionnelle dans la mesure où des juges sont accusés de corruption, dans la mesure où notre candidat est accusé de corrompre des juges et également dans la mesure où des candidats spoliés ont demandé à ce que véritablement la lumière soit faite".

L'élue poursuit : "Je pense que l'heure est grave et il revient à nous députés de prendre notre responsabilité, en quoi faisant, en reportant cette élection pour véritablement que la lumière soit faite afin que nous puissions aller vers une élection présidentielle apaisée, transparente, et inclusive."

Macky Sall lors de son annonce du report des élections à la télévision (03.02.24)
Le chef de l'Etat est soupçonné par certains de vouloir prolonger artificiellement son mandatImage : RTS/Reuters

Critiques envers Macky Sall

La décision du chef de l'Etat est considérée par beaucoup comme unilatérale et fondée en fait sur ses dissensions personnelles avec son Premier ministre Amadou Ba.

Même l'artiste Youssou N'dour, pourtant ancien ministre de Macky Sall et réputé proche du président, a fait part de son désaccord avec le report.

L'opposition dénonce un "coup d'Etat constitutionnel" organisé par le chef de l'Etat pour prolonger son mandat au-delà du cadre légal, à l'instar de Biram Souleye Diop, président du groupe parlementaire Yewwi Askan Wi à l'Assemblée :

"Ils ont dû développer un lexique, un vocabulaire pour nous parler de dérogation, pour nous parler de suspension, ou d'annulation. Il ne s'agit rien d'autre que d'un prolongement du mandat du président de la République au-delà du terme qui est prévu par la constitution. Il a prêté serment d'être le serviteur absolu de la nation. Mais vous avez constaté avec nous qu'il vient lui-même d'organiser un coup d'Etat constitutionnel."

Déception aussi du côté d'Amadou Fall. Ce professeur émérite de l'université de Ziguinchor et chroniqueur radio reconnaît avoir eu "beaucoup d'estime" pour Macky Sall, "un jeune né après les indépendances. On attendait beaucoup de lui. Mais depuis deux ans, je soupçonnais, comme le disaient des opposants et des représentants de la société dite civile, qu'il était en train de tripatouiller, de se fabriquer un espace pour passer au-dessus de la Constitution. Personnellement, je suis déçu de la tournure que prennent les événements."

Policiers antiémeutes à un croisement de rue (Dakar, le 3 février 2024 - illustration)
Le comportement des forces de l'ordre et des forces armées sera capital pour la suite des événementsImage : Seyllou/AFP/Getty Images

Risques d'explosion sociale

Deux partis d'opposition, le Pastef (parti d'Ousmane Sonko) et le PUR (Parti Unité et Rassemblement) continuent de battre campagne et drainent des foules qui sont systématiquement réprimées par les forces de l'ordre.

 Des insurrections sont possibles. Notamment du côté de la jeunesse, lassée de ne pas avoir davantage de perspectives.

La fermeture, durant plusieurs mois, de l'université Cheikh Anta Diop avait choqué, mais la coupure des données mobiles depuis ce week-end et la suspension de la licence de Walf TV exaspèrent.

C'est en tant que citoyen que Malick Diouf est descendu dans la rue, à Dakar et il fait part de son mécontentement en se définissant comme un "partisan de la République" : "Je veux que la République continue, je veux que le calendrier républicain soit respecté."

L'une des questions qui restent en suspens, c'est le comportement des forces de l'ordre. Amnesty International les appelle à "protéger le droit de réunion pacifique et à s'abstenir de recourir à un usage excessif de la force".

La situation au Sénégal est suivie aussi avec intérêt par la Commission Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples. La Commission se dit préoccupée par l’arrestation des opposants politiques et le recours excessif à la force et aux gaz lacrymogènes par les forces de l’ordre pour réprimer les manifestations organisées le dimanche 4 février à Dakar.

Certains de nos interlocuteurs n'excluent pas une intervention de l'armée si le chaos actuel devait persister. D'où les appels qui se multiplient à l'endroit de Macky Sall pour qu'il ouvre un réel dialogue entre les forces en présence. Sans tarder.